un peintre interroge la peinture et s'interroge sur sa peinture
un peintre interroge la peinture et s'interroge sur sa peinture
un peintre interroge la peinture et s'interroge sur sa peinture
vincent
bioulès
artiste-peintre
la conférence de vibcent bioulès était illustrée par
la projections de très nombreuses diapositives de ses œuvres. il n'était
évidemment pas possible, dans les limites de cette publication-ci, de les
reproduire toutes. on n'en a gardé que les plus représentatives et on n'a
repris, dans le texte ci-après, que les commentaires se rapportant aux œuvres
reproduites.
il y a quelque temps, lors d'une émission de radio à
laquelle je participais à paris, la jeune femme qui dirigeait le débat m'a
demandé si je tenais à être présenté en tant qu'artiste. j'étais en compagnie
de gens qui étaient des artistes ou se présentaient comme tels. j'ai refusé en
disant que je n'étais pas un artiste mais que j'étais un peintre.
j'établis personnellement une assez grande différence entre
le fait de se présenter comme un artiste ou comme un peintre. quelle est la
différence entre un peintre et un artiste ? un artiste est quelqu'un dont
le but est essentiellement de s'exprimer, de faire de l'expression de sa
personnalité ou de son être le centre de son travail. il est son propre sujet
d'expression.
aujourd'hui, dans le panorama de l'art contemporain, on
s'aperçoit qu'il y a des quantités d'artistes qui s'expriment sans le secours
de ce qu'on appelle traditionnellement la peinture, et qu'ils peuvent ainsi
faire des choses très belles, très intéressantes, très émouvantes, très
pertinentes, avec d'autres outils. on les range aujourd'hui sous le nom de
multimédia. installations et performances constituent la part la plus visible
de l'art contemporain.
par contre, il y a des gens qui persistent à faire un exercice
d'un tout autre type, qui s'appelle la peinture. c'est une activité dont on dit
qu'elle n'a plus de raison d'être, qu'elle est morte depuis déjà un très grand
nombre d'années. or, en fait, il y a toujours un très grand nombre de gens qui
continuent à peindre, et personnellement je crois que les peintres existeront
toujours et qu'on ne cessera jamais de peindre puisque c'est une activité qui
dure, semble-t-il, depuis lascaux, et qui a commencé sûrement bien avant. c'est
une activité absolument fondamentale puisqu'elle permet à certains êtres de
prendre conscience de leur identité et de s'interroger sur ce qu'est la
pratique de la peinture.
ce qui, à mes yeux, caractérise un peintre, et qui fait que
justement la peinture ne saurait être considérée comme une activité désuète ou
éteinte, c'est que pour un peintre le réel n'est jamais acquis. c'est sans
doute cette espèce d'interrogation sur la réalité qui nous entoure, une
interrogation lancinante et angoissante, qui caractérise sa personnalité.
pour un peintre, le vrai mystère, c'est le mystère de
l'évidence. c'est le seul mystère incontournable : être présent au monde,
et présent à la réalité opaque et lumineuse, c'est-à-dire être confronté à un
monde qui nous submerge et que nous ne pourrons traverser que si nous le
soumettons à l'exercice et à la pression de la peinture pour y mettre de
l'ordre et pour pouvoir nous y avancer sans peur et sans reproche, et comme je
le dis trop souvent en équilibre au-dessus de l'épouvante.
on a souvent considéré la peinture tel l’un des beaux-arts,
tel un art d’agrément parmi d’autres. or, si l'on se penche un peu sur la vie
des peintres, on s'aperçoit au contraire qu'elle est l'expression d'une
nécessité presque dramatique, et qu'elle a pour but de permettre à ceux que l'on
va appeler "les peintres" de traverser l'existence en passant du réel
à la réalité, du réel informel, du réel sans visage et sans nom, celui qui nous
recouvre, celui qui nous barre le passage, à une réalité éclairée, justement,
par la pratique de notre art, un peu comme si le but du travail de la peinture
était de dire le nom des choses, de nommer les choses, et par là même de rendre
le monde habitable.
c'est pour cela que je pense personnellement que peindre
demeure une activité absolument essentielle et qui ne saurait être remplacée
par aucune autre. cela ne veut pas dire pour autant que toutes les autres
formes d'art du monde contemporain ne soient pas valables. personnellement, je
puis accorder beaucoup d'intérêt à des gens qui font des "installations",
qui pratiquent des formes d'art totalement étrangères à la peinture. je les
respecte tout à fait. mais je ne pense pas que ces formes d'art nouvelles aient
rendu caduques celles que je pratique, puisque je ne peux pas vivre sans m'y
livrer.
j'ai commencé à peindre très tôt. j'ai su très tôt que je
devais faire de la peinture. mes parents ont conservé des dessins que j'avais
faits lorsque j'étais enfant, et le premier de ces témoignages est un dessin à
la plume fait avec de l'encre violette au retour d’une promenade. il représente
une casemate construite pendant l’occupation entre montpellier et la mer. c'est
un dessin que j'ai dû faire à cinq ans et dans lequel, très curieusement, je me
reconnais entièrement. je continue à peindre des paysages et je retourne
travailler au même endroit, fasciné par l’espace qui m’entoure.
je vivais dans une famille où on faisait beaucoup plus de
musique que de peinture, bien que pas mal de gens en fassent autour de moi. ma
mère faisait de l'aquarelle. j'avais un oncle qui faisait de l'aquarelle en
amateur. j'avais un autre oncle qui était peintre professionnel à aix. j'ai
donc vécu dans un milieu où tout le monde était familiarisé avec la peinture.
j'ai vu beaucoup de peintures sur les murs de ma maison.
dans un premier temps, c'est une chose qui m'a beaucoup
aidé. je n'ai pas eu à m’opposer à mes parents pour pouvoir faire de la
peinture. ils auraient préféré sans doute que j'en fasse en amateur. en faire
en professionnel, surtout au moment où j'ai pris cette décision, posait
davantage de problèmes que pour les jeunes gens d'aujourd'hui qui n'ont pas à
arracher ce genre de décision à leur famille.
j'ai fait aussi de la peinture pour ne pas faire de la
musique, parce que mon père était musicien et la pratique de la peinture me
permettait, au fond, d'échapper un peu à la pression familiale et me donnait
une sorte d'indépendance dont j'avais besoin.
(projection 1)
les premiers tableaux que j'ai pu faire étaient, comme on
dit, de la peinture cultivée. contrairement à ce que l'on pourrait croire, cela
s'est assez vite transformé en handicap. quand je suis entré à l'École des beaux-arts de montpellier,
j'ai été rapidement conduit à remettre tout cela en question. j’avais peint ce
tableau après avoir regardé beaucoup de reproductions de peinture et lorsque je
suis entré à l’école avec ce tableau sous le bras, le directeur s’est un peu
moqué de moi en me parlant de braque, de matisse, des cubistes dont j’avais
voulu faire naïvement la synthèse.
et je me rends compte maintenant, beaucoup plus vieux, que
j'ai toujours fait le même tableau. ce tableau a bien sûr évolué, il s'est
considérablement transformé, mais je n'ai jamais cessé de peindre celui-là. les
peintres ne cessent jamais de peindre la même chose quelle que soit l'évolution
de leur travail. ils demeurent fixés sur une émotion fondatrice. et ce tableau,
même s'il est un peu puéril, demeure important.
après je suis parti pour paris et j'ai flirté avec l'École
des beaux-arts de paris, notamment avec l'atelier de chastel, qui était un
maître très éclairé et très intelligent. et c'est là que j'ai rencontré michel
parmentier, qui a grimpé comme moi dans les loges pour faire le concours de
rome. j'ai connu à ce moment-là aussi pierre buraglio, de même que j'avais
rencontré à l'École des
beaux-arts de montpellier claude viallat, françois rouan et daniel dezeuze.
c'était le moment de la guerre d'algérie. j'ai fait mon service militaire. je
suis revenu à montpellier en 1964.
là, je me suis installé dans un appartement en ville où j'ai
commencé d'abord à faire de la peinture en bâtiment pour pouvoir installer ma
famille et moi dans mon atelier. une pièce s'ouvrait sur une cour plantée d'un
marronnier magnifique qui, à chaque printemps, éclairait notre maison et me
donnait l'impression d'entrer dans la pièce. il était le compagnon de notre
vie.
un jour on a coupé cet arbre et cela a coïncidé avec le
départ de cet appartement. je crois que la destruction de cet arbre a beaucoup
joué dans la décision que j'ai prise d'aller vivre ailleurs et de m'établir
dans une maison qui a joué elle aussi un grand rôle dans ma peinture et qui est
entourée d'un jardin où se trouve l’un de mes ateliers.
(projection 2)
j'ai continué à travailler sur ce thème. j’ai peint ce tableau
en deux heures, en avril 1965, et françois rouan qui passait à la maison m'a
dit : c'est bien d'avoir fait ça, mais si tu avais mis toutes ces fleurs
les unes à côté des autres comme un papier peint, ce serait plus intéressant,
il y aurait un caractère systématique. très curieusement, il me décrivait une
sorte de tableau de viallat qui n'avait pas encore été peint.
ce travail sur cet arbre en fleur a continué à m'intéresser.
j'en ai fait une autre version le lendemain en intégrant un morceau de la maison.
(projection 3)
ensuite nous avons été invités à travailler dans un village
au nord de nice, où viallat avait exposé avec saytour, valensi et dolla et nous
y sommes allés avec azémard, alain clément, alkema et moi. il fallait investir
le village. comment montrer de la peinture ? comment montrer de la couleur
dans un espace où on ne pouvait pas accrocher de tableaux ? il aurait été
ridicule d'accrocher des tableaux dans une rue. j'avais trouvé une solution qui
était de teindre (pas de peindre) des éléments. j'avais badigeonné avec des
couleurs liquitex des carrelets de bois qui faisaient deux mètres de long sur
trois centimètres de section et je les avais disposés en battage dans le
village. il y en avait en tout cent vingt-cinq. il y en avait des bleus, des
rouges, des jaunes, des violets et des verts. on pouvait les disposer comme on
le désirait de manière tout à fait libre comme des sortes de jonchets.
j'ai reconstitué d'ailleurs cette pièce qui a été détruite.
elle a été montrée au musée de saint-Étienne en 1990, lors de l’exposition
supports-surfaces. c'était le vingtième anniversaire de l'exposition que nous
avions faite à l'arc. et je me suis quand même retrouvé dans ce travail, même
s'il m'apparaît maintenant appartenir complètement au passé. je suis devenu
incapable d'avoir des préoccupations de ce type, mais néanmoins je ne les renie
pas du tout. À cette époque, lorsque je voyais ces bâtons, j'avais l'impression
que c'était des sortes de coups de pinceaux dans l'espace que je donnais…
(projection 4)
ce tableau est au musée cantini à marseille et il a un
double titre : il s'appelle à la fois "espace rose" (ce qui est
une manière tout à fait matérialiste et neutre de lire la réalité du tableau)
et "fenêtre à saint-tropez". c'est effectivement un tableau dans
lequel la référence à la nature peut être faite de manière très libre et très
spontanée. j'avais la chance d'habiter certains mois d'été à saint-tropez dans
ce que j'ai appelé "un matisse habitable" : c'était un
merveilleux appartement percé d'immenses fenêtres du xviiie siècle et qui se trouvait
au second étage d’un hôtel particulier construit par un officier de marine. et
le soir on y découvrait un soleil couchant absolument fabuleux.
cet appartement, même s'il n'est plus à moi, existe toujours
et je sais qu'il y a là tous les soirs dans l'encadrement de ces fenêtres un
tableau qui n'a jamais été peint et qui reste toujours à peindre — et qui est
justement ce réel auquel je suis personnellement confronté et qui n'a cessé de
m'échapper.
(projection 5)
nous voici en 1975-76. je travaillais à aix où j'étais
professeur. pour aller à mon travail, je traversais tous les matins la place de
l'hôtel de ville où il y a une fontaine magnifique, et je la traversais comme
un tableau. chaque fois que je la traversais je voyais un tableau différent. et
je me suis rendu compte que la pratique de la peinture nous permettait de
traverser le monde qui nous entoure et d'y pénétrer comme à l'intérieur d'un
tableau. c'est là, justement, où l'on voit le rôle tenu par la peinture pour
dire le nom des choses, pour passer de ce réel à la réalité. car la réalité n'a
d'existence que dans le langage, que dans le langage codifié. sans cela le réel
est touffu, nous nous y perdons, nous pouvons y sombrer corps et bien. et c'est
quand ce réel a pris les traits et la forme du langage qu'il devient une
réalité habitable.
il y a dans ces tableaux, bien sûr, des citations de
matisse, des marocains en prière, des jeunes femmes au bord de la rivière, qui
sont des tableaux qui sont conservés aux États-unis.
(projection 6)
ensuite j'ai travaillé à l'intérieur de ma maison. les
fenêtres de ma maison sont des fenêtres très étranges avec de grands tamis pour
se préserver des moustiques, comme des sortes de croix, des fenêtres
symétriques, disposées de part et d'autre d'un miroir, et elles ont donné
l'occasion de faire toute une série de thèmes et de variations sur l'intérieur
et sur l'interaction du dedans et du dehors. les arbres et les pins parasols,
avec le ciel étoilé et les cyprès qui sont derrière, sont des références à
certains paysages de fond de tableaux de botticelli que j'ai intégrés dans ma
peinture. je pense que l'histoire de la peinture est un motif, un sujet,
exactement comme la mer, le ciel, la montagne, un visage ou un être humain, que
l'histoire de la peinture constitue un des grands motifs de l'inspiration et
que nous pouvons faire ce que nous voulons avec la peinture des autres.
(projection 7)
celui-là est au musée de marseille et c'est le dernier de la
série. après celui-là je n'en ai plus fait. j'ai peint une douzaine de tableaux
sur ce thème. on va en voir un qui précède qui s'appelle "le
printemps".
(projection 8)
dans cet intérieur j'ai introduit des figures. là je fais
référence à la vie musicale qui se déroule chez nous. dans le miroir se
projette la partition d'une partita
de jean-sébastien bach, sur le clavecin il y a les barricades mystérieuses de couperin, moi je peins de mon côté.
c'est à la fois la musique et la peinture, c'est tout ce qui, dans ma famille,
me sépare et m'unit aux gens qui m'entourent.
je vous ai dit que le réel n'est jamais acquis, on peut dire
aussi que la relation humaine n'est jamais acquise, et dans ce tableau il y a
une référence à la nécessité de remettre quotidiennement en question la relation
humaine pour qu'elle perdure et pour qu'elle existe.
(projection 9)
voilà un saint-tropez comme il n'en existe plus : pas
de merguez, pas de frites, pas de milliardaires, pas de chiens, pas de dollars.
extraordinaire ! et puis je le transforme et tout d'un coup ce paysage va
devenir le lieu d'une sorte de spéculation cérébrale sur ce que je vois.
(projection 10)
Ça, c'est une étudiante de montpellier qui a un très beau
nom : elle s'appelle mademoiselle newlove. et elle venait à l'école
tellement bien habillée qu'elle ne travaillait pas. alors je lui ai dit qu'il
valait mieux qu'elle cesse de peindre mais qu'elle devait poser.
(projection 11)
ensuite j'ai fait toute une série de nus. d'ailleurs ce
nu-là a été exposé à toulouse il y a quelques années et j'ai peint là douze
nus. toutes ces dames ont posé dans le même fauteuil dans mon atelier.
après j'ai travaillé sans contrainte. le but que je m'étais
fixé était qu'il fallait absolument que le nu soit dans le fauteuil et que le
tableau soit vertical et que la zone du fond soit divisée en deux. je m'étais
imposé une contrainte sérielle. simplement c'était la personnalité du modèle et
la pose qui introduisaient des variations importantes dans les peintures. ils
ont été précédés et suivis de toute une série de dessins et d'études réalistes
d'après le modèle et là il s'agit d'un fusain sur toile. j'ai beaucoup aimé
cette technique-là. je la pratique régulièrement. pour que ça passe bien il
faut avoir une très bonne qualité de toile, de manière que le fusain ne
roussisse pas et que ce qu'on appelle les repentirs, les traces de recherche
qu'on efface mais qui s'impriment quand même dans la toile, restent intégrés
dans la totalité des gris.
(projection 12)
j'ai fait deux grands tableaux sur ce thème : c'est une
île, la première et la dernière île de marseille, qui s'appelle l'Île maire. je
ne sais pas si vous connaissez marseille, mais quand on dépasse les goudes
avant d'arriver aux calanques, il y a cette île, qui est énorme. cela a été
extrêmement difficile de la faire entrer dans le tableau. situé là où j'étais,
elle ne pouvait pas entrer dans le tableau. je l'ai soumise à des déformations,
de manière à ce qu'elle puisse entrer dans le tableau et qu'à gauche et à
droite il y ait un petit espace qui permette de voir la mer. c'est une île
complètement fantastique. il n'y a pas un seul arbre, pas une seule maison.
c'est uniquement de la pierre blanche. et elle est, paraît-il, envahie par les
rats. mais on pourrait très bien imaginer qu'elle soit le lieu où vit le
minotaure ou la nymphe calypso. c'est de toute façon un lieu magique et très
inquiétant.
débat
un auditeur - on a vu des reproductions dont la
source d'inspiration était uniquement méditerranéenne. or je connais
quelques-uns de vos travaux et ils sont faits au bord de l'atlantique. pourquoi
cette présentation axée sur la méditerranée ?
vincent bioulès - les travaux que j'ai faits
sur le bord de l'atlantique sont des dessins, des croquis et des aquarelles,
mais je n'ai jamais fait autre chose. vous faites référence à un lieu que nous
connaissons tous les deux qui est le musée des sables-d'olonne où j'ai pu
travailler dans l'atelier que le conservateur mettait à la disposition des artistes.
effectivement, j'ai beaucoup aimé ces séjours en vendée. j'y ai fait beaucoup
de dessins et c'est là où j'ai pris la décision de faire des nus. j'avais un
modèle. et puis après j'ai fait beaucoup de croquis au bord de la mer. mais je
n'ai jamais fait de tableaux.
tout à
l'heure j'ai visité toulouse, c'est une ville que je trouve très belle, mais
qui pour moi est une ville à l'intérieur des terres. pour moi qui suis né au
bord de la mer (montpellier est tout près de la mer), la présence de la mer est
absolument liée à ma décision de faire de la peinture. je me sens résolument
méditerranéen, tout au moins dans la thématique, bien que l'on puisse aussi
trouver une dimension assez germanique dans ce que je fais.
je pense à
mes camarades, viallat ou alain clément. pour eux, la peinture c'est quelque
chose qui serait plutôt lié à l'art de venise, à une tradition sensuelle et
liée à la peinture vénitienne, une peinture où la pâte et le geste sont à la
fois très libres et très chaleureux, alors que j'ai toujours été fasciné par la
peinture rhénane, la peinture allemande, ou la peinture du nord de l'italie,
par les ferrarais par exemple.
un jour,
quelqu'un m'a dit qu'il y avait des dessins de moi ou des portraits qui
faisaient penser à bernard buffet. Ça m'a un peu agacé, parce que si bernard
buffet a fait de très beaux tableaux dans les années 50, il s'est quand même un
peu répété à mes yeux. et j'ai répondu que bernard buffet était le mantegna des
pauvres. il y a une tradition de dessins aigus et serrés et volontaristes dans
une partie de l'art toscan. ce que vasari appelait "le style dur et
coupant des toscans" pour l'opposer, justement, à la peinture de venise.
dans cette peinture qui est faite aujourd'hui il y a sûrement une référence à
cela.
l'auditeur - grünewald ?
v. b. - oui. grünewald plus que
buffet ! et les frères polaiuolo. ou crivelli.
une auditrice - j'ai beaucoup vu dans vos
peintures des fenêtres, des panneaux entiers de fenêtres. cela m'a fait penser
à certains tableaux des flamands. est-ce que vous reconnaissez une parenté avec
cette peinture-là ?
v. b. - vous pensez aux intérieurs
hollandais ? oui. bien entendu.
mais ces
références ne se font jamais d'une manière absolument directe, mais il est
évident que si vous pensez par exemple à vermeer, à l'espace d'un tableau de
vermeer, nous voici face à un monde constitué par le rapport du dedans et du
dehors.
car ce
qu'il y a d'extraordinaire dans les tableaux de vermeer, c'est que le dehors
est toujours présent sous forme de référence mais il n'est jamais vu
directement. le géographe regarde par
la fenêtre et la lumière du jour qui rentre par la fenêtre se répand dans la
pièce et cette coupure avec le monde extérieur rend l'attirance de l'espace,
l'attirance du départ, encore plus grande.
l'auditrice - c'est précisément au géographe ou à l'astronome auxquels je pensais face à certains de vos tableaux.
v. b. - il y a un vers d'un poète
bordelais qui s'appelait jean de la ville de mirmont, que fauré a mis en
musique dans l'horizon chimérique, et
qui dit : "il y a de grands départs inassouvis en moi". je pense
que dans la peinture de vermeer il y a "de grands départs
inassouvis". c'est pour cela que c'est une peinture si poignante et
totalement différenciée des petits maîtres qui l'ont entourée, qui ont fait des
tableaux très beaux, mais beaucoup moins troublants.
un auditeur - j'aurais une question à vous
poser concernant vos rapports avec la peinture abstraite. finalement vous êtes
un peintre figuratif, et même souvent réaliste, qui a fait une brève incursion
dans la peinture abstraite et qui en est ensuite revenu. c'est assez rare comme
itinéraire. s'il y a un passage de l'une à l'autre, en général il se fait sans
retour. il y a beaucoup de peintres qui ont commencé par être figuratifs puis
qui sont devenus abstraits, mais ils le sont alors restés. votre espèce
d'aller-retour est très rare. comment considérez-vous la peinture
abstraite ? est-ce que c'est une simple expérience que vous avez faite,
comme ça, sans lendemain ?
v. b. - tous les gens de ma génération ont
fait de la peinture abstraite. quand on entre dans une école des beaux-arts, on
prend toujours la peinture là où elle en est. lorsque nous avions entre
vingt-cinq ou trente ans, nous avions découvert la peinture abstraite faite aux
États-unis. pas la peinture abstraite française : l'école de paris, si
honorable soit-elle, n'était qu'une sorte de commentaire de formes d'art qui
l'avaient précédée. on peut dire que les tableaux de bazaine sont des
commentaires abstraits de la peinture impressionniste. j'ai beaucoup de respect
pour bazaine, ce n'est pas un jugement négatif, mais notre génération a été
éblouie par l'espace nouveau que proposaient les américains, notamment les
peintres de l'école de new york et ceux de l'école du pacifique.
c'était
pour nous quelque chose de tout à fait inconnu. la façon dont pollock a abordé
la surface, la technique du dripping,
ou les grands espaces de barnett newman, ou de clifford stil, tout ça c'était
des choses qui nous enthousiasmaient parce que cela nous mettait en contact
avec l'expression d'un espace absolument nouveau qui correspondait sans doute à
un besoin que nous avions nous-mêmes.
et notre
génération a eu tendance à considérer que l'abstraction était un progrès
objectif. c'est la seule chose qui me différencie très radicalement de mes
camarades. pour moi, il n'y a pas de progrès objectif en art. il y a des choses
qui progressent, mais il n'y a pas de progrès en soi. on ne peut pas dire
qu'une nature morte de cézanne constitue un progrès par rapport à un tableau de
delacroix, ou un tableau cubiste de picasso par rapport à une nature morte de
cézanne, et un tableau de bonnard par rapport à un tableau cubiste. ce sont des
choses totalement différentes. il n'y a pas de progrès objectif. mais beaucoup
de mes camarades ont considéré que l'abstraction était un progrès objectif. et
ça, je ne l'ai pas fait du tout.
par
contre, la pratique de l'abstraction m'a permis de radicaliser ma peinture. car
elle m'a convaincu que toute peinture, même la plus figurative, était de toute
façon une peinture abstraite. parce que par définition, la peinture est une
abstraction. c'est un ensemble de règles de syntaxe qui ont pour but de passer
du réel à la réalité, c'est-à-dire de dire le nom des choses. un peu comme le
discours de la genèse, le discours de la création du monde, n'est pas du tout
un discours scientifique et objectif qui indique comment le monde a été
bâti : il nous propose une manière d'entrer, de prendre pied dans le
monde.
il faut
faire une bonne traduction des premiers mots de la genèse. vous savez qu'on dit
toujours : "au début la terre était informe et vide et l'esprit de
dieu se mouvait au-dessus des eaux". mais c'est une traduction qui vient
de la vulgate, qui est une version tardive. le véritable texte hébreu
dit : "au début la terre était tohu-bohu,
et l'esprit (c'est-à-dire le nom imprononçable) de dieu se mouvait au-dessus
des eaux". et le tohu-bohu c'est
le désordre, c'est le chaos. c'est même plus que ça : le tohu-bohu n'est pas le chaos dans le
sens du bordel. c'est l'incapacité que l'on a de voir le monde. et la première
chose que dieu fait pour voir le monde, c'est faire de la lumière. il fait de
la lumière au-dessus du tohu-bohu. À
partir de ce moment-là il va pouvoir séparer les eaux d'en haut des eaux d'en
bas et faire la terre ferme, les grands luminaires qui sont au ciel, etc. il va
organiser le monde.
c'est un
discours qui est purement symbolique mais qui est extraordinairement juste sur
la manière de prendre pied à l'intérieur de la réalité. et je crois que la
peinture fonctionne un peu comme ça.
l'auditeur - si vous dites que toute peinture
est de l'abstraction, est-ce que cela ne risque pas de sous-entendre que l'abstraction
n'est pas de la peinture ?
v. b. - pas du tout. il y a d'admirables
peintures abstraites et de très mauvaises peintures abstraites. une peinture
n'est pas bonne parce qu'elle est abstraite. je reste très admiratif et très
convaincu par les tableaux des peintres américains des années cinquante. j'aime
toujours beaucoup ça. mais cela ne me concerne plus.
tout à
l'heure on a fait référence à ce qui nous a préoccupé : le marxisme et la
psychanalyse. l'expérience de la psychanalyse m'a conduit, au fond, à accepter
de faire ce que les autres ne pouvaient pas faire pour moi. ce qui est très
important quand on fait un choix de peinture, c'est de le faire en plein accord
avec soi-même. cela demande beaucoup plus d'intrépidité qu'on ne le croit. si on
est vraiment sincère, on s'aperçoit qu'on n'est pas du tout comme les autres.
donc il faut absolument marquer sa peinture par sa vraie singularité. c'est
très confortable de se couler dans la mode.
matisse
disait : je suis terrifié parce que ce que je fais ne ressemble pas à la
peinture des autres. effectivement, quand on peint et que tout d'un coup on
fait quelque chose qui ressemble à la peinture des gens qu'on connaît on est
très tranquillisé. mais quand on voit apparaître sur la toile une peinture, non
pas originale (j'ai horreur de ce mot) mais singulière, une peinture qu'on ne
sait pas où classer ou dans quel tiroir mettre, surtout si on est un peintre
professionnel, si on a basé son existence sur ce travail-là, et bien on est
dans une position qui est très inquiétante. ce n'est pas du tout apaisant. cela
peut être très exaltant, on a l'impression de faire une sorte de découverte
très enivrante, très forte, mais c'est aussi très angoissant parce qu'on est
soudain sans repères.
je crois
que je n'étais pas fait pour faire de la peinture abstraite. je ne renie pas la
peinture abstraite que j'ai faite. elle m'a été nécessaire. mais la figuration
m'est une chose absolument indispensable parce que je suis ainsi. on me
donnerait toutes les raisons du monde pour me dire que j'ai tort et que je me
trompe et que je ne suis pas dans la bonne voie, tant pis : il faut bien
que je fasse ça parce que je ne peux pas faire autrement.
les
peintres ne font pas du tout ce qu'ils veulent. ils font simplement ce qu'ils
peuvent. et faire ce que l'on peut demande un énorme courage. parce qu'on peut
faire énormément de choses. et on peut faire infiniment plus de choses qu'on ne
le croit. et à ce moment-là, si on a le courage d'aller jusqu'au bout, faire ce
que l'on peut finira par ressembler à faire ce que l'on veut. mais c'est tout à
fait à la fin que le renversement se produit.
un auditeur - vous êtes enseignant. comment vos
élèves reçoivent-ils cette espèce de message d'extrême liberté, d'usage très
gai, très libre des références historiques ? comment pouvez-vous les
libérer des angoisses de modernité ? comment vous débrouillez-vous dans
cette dimension-là ?
v. b. - d'abord il y a une chose que j'ai
constatée, c'est l'évolution extraordinairement rapide des jeunes gens
aujourd'hui. les étudiants qui entrent aujourd'hui dans l'atelier sont très
différents de ceux d'il y a dix ans. ce sont d'autres êtres. il existe une
demande beaucoup plus grande au niveau de l'apprentissage. ils ne prennent pas
comme une contrainte pesante d'apprendre des règles du métier, de savoir de
quoi sont faites les couleurs, comment on encolle une toile, comment on se sert
de ses outils. il y a une sorte de vaste curiosité pour tout ce que sont les
problèmes techniques.
ensuite il
y a une grande revendication d'expression personnelle. et d'expression
personnelle très libre. je crois que ce qu'on a appelé il y a une dizaine
d'années "la figuration libre" a considérablement déblayé le terrain.
ils pourront peut-être un jour aussi faire de la peinture abstraite, mais ceux
qui en font ne la font pas du tout de manière dogmatique comme celle que nous
avons pu faire. c'est une autre manière de voir les choses.
quant à la
culture, j'essaye de les conduire au musée. vous savez à paris on a de la
chance pour ça. lorsque je fais un cours d'initiation à la technique de la
peinture je peux dire : cet après-midi on va au louvre et nous allons
regarder le portrait de madame trudaine de david qui est un portrait inachevé
et magnifique. je peux leur montrer ce qu’est un frottis, une demi-pâte, un
glacis, parce que je dispose là de la plus fantastique documentation dont on
puisse rêver. nous allons très régulièrement voir des expositions ensemble.
aussi bien gilbert et georges que les nus de vallotton ou le louvre.
un auditeur - je voudrais poser une question un
peu philosophique sur le réel du peintre. vous avez dit que la peinture est en
soi abstraite, métaphorique, langagière. mais on peut quand même se poser la question
de savoir si toutes les structures de la peinture sont symboliques. le
symbolique c'est ce qui renvoie à une réalité. les formes non symboliques,
c'est ce qui s'appelle l'abstraction. alors, est-ce que la fonction de la
peinture est de symboliser le réel ou simplement de construire des formes
intellectuelles ? est-ce que l'important de la peinture, en dépit de
toutes les polémiques autour de la figuration et de l'abstraction, n'est pas le
jeu gratuit de la construction des formes et des volumes ?
v. b. - en fin de course, sûrement. en
fin de course, il y a une sorte de plaisir gratuit, une sorte de frivolité
mystérieuse.
je dis
"frivolité", mais la frivolité est ce qu'il y a de plus profond.
c'est le seul lien de parenté que nous avons avec les anges. c'est extrêmement
important, cela, parce que la gravité, la tristesse, le malheur, sont à la
portée de n'importe qui. le bonheur demande un courage supérieur. il est
infiniment plus difficile et courageux d'être heureux que d'être malheureux. le
malheur du monde est totalement épouvantable. donc si on parvient malgré tout à
se faufiler à l'intérieur de ce malheur et à traverser la vie en équilibre sur
cette épouvante, on rejoint un monde absolument magique et mystérieux qui est
celui du jeu, de la gratuité, et qui est peut-être ce qui caractérise le plus
profondément l'être humain par rapport aux autres animaux vivant sur la
planète.
mais avant
d'en arriver là, l'art est une contrainte. et une œuvre d'art se caractérise
par deux choses. d'abord la possibilité d'être refaite, d'être faite à nouveau.
pensons
par exemple à louise moillon qui était une spécialiste des natures mortes, qui
peignait des pêches, des fraises, des prunes dans des paniers. c'était une
véritable petite usine de peintures qui fabriquait des tableaux merveilleux
pour monsieur jourdain et des bourgeois parisiens qui avaient besoin de
tableaux. on ne se rend compte du génie de chardin que si l'on comprend que
justement toute l'histoire de l'art est d'abord faite par des gens comme ça, des
gens qui sont encore des artisans, c'est-à-dire des gens qui sont capables de
répéter des figures rhétoriques avec beaucoup de précision et de savoir-faire.
et l'art c'est d'abord ça. l'art n'est séparé de l'artisanat que par une nuance
infime.
imaginons
que l'on enlève dans un musée tous ces tableaux-là, tous les tableaux des
petits maîtres qui constituent la véritable histoire de l'art : on ne
comprendrait rien à la peinture des génies. si vous ne mettiez que des
peintures de génie dans un musée, ce serait assommant, parce qu'on ne
comprendrait pas.
regardez
au musée des augustins de toulouse l'extraordinaire tableau de delacroix qui
représente le sultan devant les remparts de fez. quand on compare cela aux
tableaux des peintres académiques qui l'entourent, qui sont d'ailleurs des
tableaux qui sont très bien faits, on voit tout d'un coup l'originalité
supérieure de delacroix.
l'art de
toute façon, au départ, est quelque chose qui peut être refait, qui peut être
transmis. on doit pouvoir apprendre à quelqu'un de moyennement doué les règles
lui permettant de faire un tableau, de le bâtir, de le construire.
mais il
faut aussi que l'œuvre contienne une part de symbolique suffisante pour que
l'autre puisse aussi s'y retrouver. c'est-à-dire qu'il y ait quelque chose, une
sorte de convention, qui permette à chacun d'entre nous de prendre pied à
l'intérieur de cette œuvre. et le propre du génie, justement, à ce moment-là,
c'est de tirer la nappe sous les couverts, ou le tapis sous les pieds des gens,
et de mettre en déséquilibre le rapport de ces deux choses. et de déboucher
dans la gratuité du jeu. c'est le passage de l'artisan à l'art.
je fais
beaucoup de musique. la musique me permet de réfléchir sur la peinture, d'abord
parce que je ne me salis plus les mains : ça ne sent plus la térébenthine,
la musique, c'est formidable parfois. vous connaissez les quintettes avec deux
altos de mozart. on joue toujours les mêmes, on joue le grand quintette en sol
mineur et un quintette en ut mineur, qui sont deux merveilles, mais il y en a
un autre qui est en si bémol majeur et qui est écrit dans le style galant. et
au centre il y a un andante, et au
milieu de cet andante, sans aucune
raison, il y a l'effusion de l'amour incréé, qui traverse la totalité de cette
pièce depuis le haut jusqu'en bas, de la manière la plus inattendue, la plus
extraordinaire, la plus pénétrante, comme une sorte de glaive délicieux, et
puis tout ça s'efface, tout ça disparaît, et le style galant reprend ses
droits, et on a oublié complètement ce passage qui ressemble à la
transfiguration du monde. c'est là la marque absolue du génie, parce que cela
se fait sans la moindre trace de pédantisme, de la manière la plus légère, la
plus surprenante, la plus discrète, la plus efficace. et ensuite, presqu'un artisanat
plein de bonhomie va reprendre ses droits pour tout de même aussi nous
persuader qu'il ne faut pas nous prendre trop au sérieux. je trouve cela
admirable.
l'auditeur - pensez-vous qu'il y ait des
critères sûrs de l'esthétique picturale ?
v. b. - on a tous la tentation de penser
qu'il y a des invariants plastiques.
andré
lhote, par exemple, a fait de la mauvaise peinture mais a écrit des bouquins
qui sont intéressants. si vous lisez des livres comme le traité du paysage ou le traité
de la figure, il y a des analyses qui sont tout à fait remarquables. il a
été très injuste, il détestait le caravage, il détestait fragonard, on ne sait
pas trop pourquoi, mais il a établi des comparaisons absolument étourdissantes
d'intelligence entre des peintures médiévales et des tableaux de fernand léger.
et il a cru dur comme fer à l'existence d'invariants plastiques.
on peut
effectivement retrouver dans toutes les formes d'art de l'humanité des
constantes. mais les univers culturels, par contre, sont si différents qu'il
faut se méfier et ne pas prendre pour argent comptant ce type de comparaison,
car je ne suis pas du tout sûr que la perception de l'espace dans la
philosophie chinoise soit la même que pour un homme de la renaissance à
florence. ce sont des univers totalement différents.
au xviie siècle, un jésuite a
apporté en chine un portrait de louis xiv. ce portrait avait une partie du
visage dans la lumière et l'autre partie dans l'ombre, et les mandarins qui
étaient chargés de montrer ce tableau à l'empereur ont fait demander au jésuite
si c'était un privilège du roi des français de pouvoir se faire peindre la
moitié du visage en noir ! ils ne voyaient pas que c'était une ombre. et
pourtant lorsque nous regardons un tableau comme celui-là nous disons : on
dirait une photographie. ce qui prouve bien que nous ne sommes pas dans des
espaces culturels identiques.
une auditrice - je n'ai pas bien compris
votre rapport au réel. il me semble qu'il y a une contradiction. vous désirez
rendre compte d'une réalité, la symboliser, mais vous dites aussi qu'il faut
exprimer sa personnalité. c'est toute la différence entre l'artisanat et l'art.
v. b. - j'ai peut-être utilisé des
raccourcis un peu abrupts, mais lorsque je dis que pour un peintre le réel
n'est jamais acquis et que la peinture permet de passer du réel à la réalité,
c'est le propre de tout langage. quelle est la différence entre un chagrin
d'amour et une tragédie de racine ? c'est le langage. une tragédie de
racine permet aux gens qui souffrent de découvrir un espace qui les accueille
et qui leur donne l'existence. lorsque quelqu'un est désespéré et qu'il se
trouve sans repères, qu'il est perdu, un vers comme celui d'apollinaire "ouvre-moi cette porte où je frappe en
pleurant" lui permet d'exister. l'art a pour but de rendre la terre
habitable.
le
peintre, avant de s'exprimer doit être le témoin de cette réalité. bien sûr, ce
témoignage il le fait à partir de sa propre existence, et il le fait à
l'intérieur de sa singularité. mais il le fait aussi dans quelque chose qui est
collectif. imaginez une œuvre totalement originale : elle serait
imperceptible car l'originalité absolue est imperceptible.
qu'est-ce
que la parole du fou ? c'est une parole errante. qui est fou ? c'est
celui dont la parole ne peut pas être accueillie, dont la parole est perdue. et
à partir du moment où cette parole peut être accueillie et décryptée, malgré sa
souffrance le fou reprend pied dans la réalité. et c'est le propre du langage.
et l'art fait absolument partie de l'univers du langage, et c'est une de ses
fonctions.
bien sûr,
après ce premier travail, il a aussi une fonction beaucoup plus large qui est
de nous permettre d'accéder à la gratuité et au jeu. mais ça, c'est la
récompense.
un auditeur - je crois que c'est paul klee qui a
dit que l'artiste rend visible l'invisible. je pense que c'est ce que vous
ressentez vous-même. mais alors l'invisible, est-ce que c'est votre invisible
ou est-ce que c'est l'invisible de tout le monde ?
v. b. - c'est d'abord son propre
invisible, mais ensuite c'est un peu l'invisible de tout le monde, car chacun
d'entre nous appartient à une génération. il y a dans l'art des sensibilités
collectives. c'est une chose qui m'a toujours beaucoup frappé. pourquoi,
finalement, toute notre génération s'est-elle intéressée peu ou prou aux mêmes
questions ? la génération des jeunes peintres d'aujourd'hui, qui ont 40
ans, ne s'intéressent pas du tout aux mêmes choses que nous. ils ont une
sensibilité qui définit une génération. il y a quelque chose qui est dans l'air
du temps.
ce qu'il y
a d'extraordinaire, c'est que chaque fois qu'un peintre a l'impression de faire
quelque chose de tout à fait singulier, en cherchant bien, il y a quelqu'un
d'autre qui travaille sur la même chose. dans le domaine scientifique c'est la
même chose.
un auditeur - est-ce qu'une des fonctions
essentielles de la peinture n'est pas poétique, c'est-à-dire la libération de
l'imaginaire ?
v. b. - oui, je pense, mais à ce
moment-là il faut prendre le mot poétique au sens le plus large du terme. il y
a dans les critiques musicales de paul dukas un texte extraordinaire là-dessus,
qui fait de l'instance poétique le dénominateur commun de tous les arts.
un auditeur - permettez-moi une petite question
anecdotique. si vous n'aviez pas été peintre, n'auriez-vous pas été quelque
chose comme architecte ? vous avez un style d'architecte.
v. b. - À un moment donné, avant que je
ne prenne la décision de faire de la peinture, j'ai peut-être eu envie de faire
de l'architecture. sans créer de vastes édifices, je dessine beaucoup de
maisons. je fais beaucoup de plans. l'usage idéal de l'espace est une chose qui
m'intéresse en tant que problématique.
7 janvier 1998
un peintre interroge la peinture et s'interroge sur sa peinture Précédent 651 Précédent 650 Précédent 649 Précédent 648 Précédent 647 Précédent 646 Précédent 645 Précédent 644 Précédent 643 Précédent 642 Précédent 641 Précédent 640 Précédent 639 Précédent 638 Précédent 637 Précédent 636 Précédent 635 Précédent 634 Précédent 633 Précédent 632 Précédent 631 Précédent 630 Précédent 629 Précédent 628 Précédent 627 Précédent 626 Précédent 625 Précédent 624 Précédent 623 Précédent 622 Suivant 653 Suivant 654 Suivant 655 Suivant 656 Suivant 657 Suivant 658 Suivant 659 Suivant 660 Suivant 661 Suivant 662 Suivant 663 Suivant 664 Suivant 665 Suivant 666 Suivant 667 Suivant 668 Suivant 669 Suivant 670 Suivant 671 Suivant 672 Suivant 673 Suivant 674 Suivant 675 Suivant 676 Suivant 677 Suivant 678 Suivant 679 Suivant 680 Suivant 681 Suivant 682